13/10/2011

Inversement proportionnel...


Le jour se lève. La lune traine encore un peu dans le ciel, elle ne veut pas retourner dans ses pénates. Elle sourit encore très légèrement, d’un œil goguenard. Vos paupières sont encore toutes ensommeillées et les discours à la radio ont quelque peine à pénétrer votre cerveau. On reconnecte délicatement les neurones, grâce au réseau sans fil bourré de théine. La journée devrait être sympa, vous n’êtes pas énervée dès le réveil. Ce petit regain d’espoir vous redonne de l’énergie et vous partez au boulot d’un pas alerte, l’esprit léger.

         Un matin qui s’avère relativement lent finalement. Vos élèves ont les yeux vitreux, leur regard un peu perdu. Ils écoutent, sages, et sont, pour une fois, plutôt efficaces. Mais calmes. Un peu trop calmes. Vous sentez que quelque chose cloche, et pourtant vous ne mettez pas le doigt dessus. Une tentative de motivation à la Full Metal Jacket : « Réveil, bande de faignasses. » Non ça en réalité vous ne pouvez pas le dire parce que sinon vous auriez la police en civil de l’Education nationale qui viendrait vous taper sur les doigts avec une règle en fer pour traumatisme à vie d’une génération entière de gamins. Après, donc, un « Allez, les enfants, on se réveille, s’il vous plait, sinon, on va finir par s’ennuyer et c’est vraiment pas drôle de s’ennuyer en classe, hein ? C’est pas drôle. » La matinée commence à s’accélérer et les enfants se secouent un peu le poil, s’ébrouent subrepticement. 

         Au cours de la pause méridienne, pendant l’aide personnalisée (oui bon le soutien, appelons un chat, un chat) les individus qui vous servent de disciples ont une légère tendance à l’excitation. La faim doit les tirailler (comme vous d’ailleurs) mais cela ne se traduit pas de la même manière. Votre abattement se révèle plus puissant au fur et à mesure que leur tension augmente. Ils donnent l’impression de fauves en cage.

         Retour de cantine, les cris pullulent dans toute la cour de récréation. Des cris qui se font de plus en plus furieux, stridents ; les courses plus rapides prennent la forme d’une chasse entre un guépard et une antilope. Les plus petits jouent les fanfarons mais les vieux briscards de CM2 ne leur laissent aucune chance. Juste avant la sonnerie qui devrait les sauver, plusieurs spécimens sont à terre, blessés, perdus pour le restant de la journée.

         De votre côté, la fatigue vous sarcle et vous empêche de réagir promptement et calmement. Les élèves peu à peu se muent en fauves sauvages pour qui chaque objet devient un nouvel outil de torture pour vos oreilles. Ils sont pires que des loutres ayant découvert qu’on pouvait casser une noix sur une pierre. Vos paroles sont lettres mortes. Vos explications ne peuvent même plus sortir de votre bouche sans être interrompues par un flot de sons incompréhensibles. 

         Dans toute la classe, les chaises se transforment en lianes servant à se balancer. Vous utilisez pourtant leur propre langage visuel pour faire entrer les connaissances dans leurs cerveaux. Un écran. Mais rien n’y fait. Le calme ne s’installe pas. Seule solution pour rompre l’excitation et vous empêcher d’appeler la SPA : une histoire. Le calme revient peu à peu, mais vous devez ajouter à votre récit, des mimiques, du jeu théâtral, un véritable one-woman-show, pour maintenir leur attention. Épuisant en fin de journée.

         La sonnerie vous sauve. Les fauves quittent le navire en hurlant et en se bousculant, comme s’ils n’avaient pas vu la lumière depuis des lustres. Le goûter se déroule sous des hospices bien chamboulés. Et l’heure d’étude qui suit n’est qu’un enchaînement de petits cris et "d’égosillements" d’élèves qui ne parviennent pas à calmer leurs ardeurs. Épuisée, vous finissez par menacer, quinze fois d’affilée, parce que maintenant punir ou sanctionner c’est mal. En perte totale de crédibilité, vous relâchez finalement le troupeau à 18h. Lessivée, vidée de toute l’énergie vitale qui vous avait tenu compagnie dans la matinée...

         Les questions affluent : mais qu’ai-je donc bien fait qui les a poussé à cette transformation ? Pourquoi ne parviennent-ils pas à se maîtriser plus d’une matinée ? Vous pourriez puiser dans toutes les pédagogies alternatives qui vous donneraient des réponses claires et simples, mais c’est en regardant le ciel à travers vos volets que vous comprenez enfin. Vous comprenez pourquoi l’agitation des élèves était inversement proportionnelle à votre épuisement.

         Des loups-garous ; oui vos élèves étaient en train de se transformer en loups-garous. Ce soir, c’est la pleine lune. Pratique non ?

NDLR :(La rédaction tient à vous rassurer, ça ne se passe presque pas comme ça. Presque pas.)